Les enseignants, la laïcité et la place des religions à l’école

L’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès a réalisé avec l’Ifop une enquête permettant de mieux cerner la place que les enseignants accordent aujourd’hui aux religions à l’école, le sens qu’ils donnent à la laïcité, mais aussi leur point de vue sur le port des signes religieux par les différents acteurs (les élèves, les parents…) du système scolaire. Il s’agit du quatrième et dernier volet du Baromètre sur les enseignants publié par la Fondation depuis janvier dernier.

Au regard de cette enquête menée auprès d’un échantillon représentatif d’enseignants des premier et second degrés, le corps enseignant apparaît imprégné d’une vision de la laïcité qui serait avant tout associée à la liberté de conscience et à une certaine tolérance à l’égard des manifestations de religiosité (par exemple, le voile des accompagnatrices) dans la société en général et à l’école en particulier.

Un corps enseignant ferme sur les principes, mais une spécificité chez les « jeunes profs »

Sur l’épineuse question du port des tenues religieuses par les accompagnateurs bénévoles, la ligne un temps défendue par Jean-Michel Blanquer – initialement favorable à un projet d’interdiction en février 2019 1Olivier Pérou, « Loi école : Blanquer recadré par la majorité sur le port du voile », Le Point, 15 février 2019.– semble loin d’être isolée au regard de la forte majorité d’enseignants (64 %) opposés « au port de signes religieux ostensibles par les parents d’élèves accompagnant bénévolement les enfants lors d’une sortie scolaire ». Le corps enseignant dans son ensemble affiche également une nette hostilité au port de signes religieux – pourtant actuellement autorisé – par d’autres « usagers » du service public comme « les étudiants dans les salles de cours des universités » (à 67 %) ou les personnes fréquentant des « services publics » telles que les mairies ou les préfectures (à 65 %).

Ces chiffres d’ensemble masquent toutefois un point important : le corps enseignant apparaît dans cette enquête systématiquement plus favorable que le reste des Français au port de signes religieux, notamment en raison de la position des « jeunes profs » (les enseignants de moins de trente ans) qui s’avèrent très imprégnés du relativisme culturel de leur génération sur ces questions.

L’adhésion au port de signes religieux ostensibles 

Notre étude a le mérite de mettre en lumière un clivage générationnel très net au sein du corps enseignant sur la question des tenues religieuses des usagers des services publics en général, et de ceux du service de l’enseignement en particulier.

La possibilité, pour un parent d’élève, d’accompagner une sortie scolaire en affichant son appartenance et sa pratique religieuses par le port du voile est ainsi soutenue par une majorité des jeunes professeurs (56 %), contre à peine un tiers des enseignants de plus de trente ans (34 %) et seulement un Français sur quatre (26 %). Et ce hiatus entre jeunes et moins jeunes se retrouve sur la question du port du voile par les étudiants – soutenu par 57 % des jeunes profs contre 36 % chez l’ensemble des professeurs – ou par les usagers fréquentant des services publics telles que les mairies ou les préfectures (soutenu à 55 % par les jeunes profs).

Signe que les principes de neutralité religieuse imposés à la fonction publique depuis 1905 ne semblent pas être un marqueur essentiel, nous notons que près de quatre jeunes enseignants sur dix (38 %) se disent aussi favorables au port de signes religieux par des agents de l’État comme des policiers ou des enseignants, soit une proportion deux fois plus élevée que chez l’ensemble des Français (21 %). S’agit-il ici d’un manque de formation sur les principes qui régissent le statut de fonctionnaire ou bien une prise de position en connaissance de cause qui renvoie à une pénétration importante dans notre société comme dans la jeune génération ?

Enfin, cette plus forte propension à l’acceptation de l’affichage communautaire et religieux par les jeunes professeurs à l’égard des manifestations de religiosité dans l’espace public transparaît aussi dans leurs positions sur la mixité sexuelle dans les piscines publiques, question loin d’être anecdotique si l’on en juge la proportion d’enseignants (45 %) ayant déjà vu des jeunes filles « sécher » des cours de natation au nom de leurs convictions religieuses. 2Iannis Roder, Les enseignants de France face aux contestations de la laïcité et au séparatisme, Fondation Jean-Jaurès, 6 janvier 2021. Car si le corps enseignant dans son ensemble reste aussi hostile que la moyenne des Français a une autorisation des horaires réservés aux femmes (à 80 %) ou au port du burkini dans les piscines publiques (à 74 %), ce n’est pas le cas des jeunes enseignants : la majorité des professeurs de moins de trente ans ne se disant majoritairement ni opposés au port du burkini – à 51 %, soit deux fois plus que l’ensemble des Français (24 %) – ni à des horaires réservés aux femmes (à 59 % contre 24 % en moyenne chez les Français).

L’adhésion à différentes propositions relatives à la laïcité et à la place des religions à l’école et dans les services publics

Les enseignants partagent une conception plus « minimaliste » du principe de laïcité que le reste des français 

Le corps enseignant apparaît aujourd’hui imprégné d’une vision très « juridique » de la laïcité traduisant une lecture somme toute assez littérale de la laïcité fixée par la loi de 1905. En effet, pour les enseignants interrogés, la laïcité constitue avant tout un cadre juridique destiné à assurer la liberté de conscience individuelle (37 %) et, dans une moindre mesure, la neutralité de l’État (27 %) et l’absence de discriminations entre les religions (18 %). Les enseignants se distinguent ainsi par une vision plus ou moins « minimaliste » de la laïcité qui l’associe avant tout à un traitement égal de toutes les religions, et ceci dans des proportions largement supérieures (37 %) à la moyenne des Français (23 %). Notons que les jeunes enseignants sont significativement plus nombreux à considérer que la laïcité, c’est la mise sur un pied d’égalité des religions (32 % contre 18 % pour l’ensemble du corps enseignant), dans une vision qui pourrait relever de la laïcité comme principe organisateur de la coexistence plus que la vision d’une laïcité au rôle émancipateur (ils ne sont que 12 % des moins de trente ans à considérer que la laïcité, c’est avant tout faire reculer l’influence des religions). Mais les jeunes enseignants ne sont pas éloignés en cela de l’ensemble de leurs collègues.

La signification première du principe de laïcité 

En effet, contrairement à l’ensemble des Français, les enseignants sont peu nombreux à voir une forme de « combat culturel » (Kulturkampf) qui consisterait à chercher à réduire l’influence des préceptes et dogmes religieux dans la société. Ainsi, à peine 16 % des enseignants partagent l’idée selon laquelle la laïcité consisterait à « faire reculer l’influence des religions dans la société », soit presque deux fois moins que chez l’ensemble des Français (26 %). Et, dans le détail, il est important de noter que la tendance à réduire la laïcité à un cadre juridique garantissant la liberté de conscience est étroitement corrélée à l’âge, l’affiliation religieuse et la proximité politique des répondants : les enseignants de moins de trente ans (32 %, contre 9 % des plus de cinquante ans), proches de La France insoumise (26 %) ou membres de religions « minoritaires » (32 %) étant de loin les plus nombreux à considérer que la laïcité consiste avant tout à mettre sur un pied d’égalité toutes les religions.

La loi de 2004 n’en reste pas moins soutenue massivement par le corps enseignant

Malgré les accusations de « musulmanophobie » portées depuis une quinzaine d’années envers les lois associées (2004) ou apparentées (2010) à la laïcité, le soutien du corps enseignant à ces dispositifs législatifs est quasi-unanime. La loi de 2004 interdisant le port de signes religieux dans les établissements publics suscite ainsi un consensus plus large dans le corps enseignant (92 %) que chez l’ensemble des Français (85 %). Et sur le long terme, on note que chez les premiers concernés – à savoir les professeurs exerçant dans des établissements publics du secondaire –, le soutien à la loi est plus fort aujourd’hui (91 % en 2021) qu’il ne l’était il y a dix-sept ans (76 % en janvier 2004). Si ce soutien est, en effet, affirmé et massif, il est néanmoins notable que les jeunes enseignants sont ceux qui sont le moins favorables à cette loi (86 %), même si leur adhésion reste massive. En revanche, ils sont 26 % à être opposés à la loi de 2010 quand ils ne sont que 6 % au-delà de trente ans. Nous retrouvons ici, même si cela reste mesuré, cette particularité des enseignants de moins de trente ans.

Pour certains, ce soutien massif à la loi de 2004 de la part d’une profession dont une partie s’avère être plus souple face à l’expression religieuse dans la société tiendrait au fait qu’elle serait surtout perçue comme outil « disciplinaire » pour des enseignants ressentant plus largement un « effondrement de l’autorité attachée à leur fonction […] à la fois dans la forme concrète d’une montée des indisciplines […] scolaires […] – et de leur capacité de résistance en face des revendications et pressions des famille». 3Étienne Balibar, « Dissonances dans la laïcité », Mouvements, n° 33-34, 2004. Nous pouvons aussi émettre l’hypothèse qu’à l’usage, la loi de 2004 s’est imposée comme une loi de pacification scolaire car les problèmes soulevés par le port de signes religieux ostentatoires semblent s’être estompés et les incidents afférents semblent également principalement réglés par la conciliation.

La loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État (à 96 %) et celle de 2010 sur la burqa (à 92 %) sont aussi massivement soutenues, tout comme des propositions issues de la droite comme l’idée d’instaurer des cours sur les valeurs de la République (à 79 %) ou d’introduire une épreuve de laïcité dans le concours d’enseignant (à 75 %).

Ce soutien croissant à la loi de 2004 va de pair avec une vision plus politisée des revendications religieuses exprimées dans une enceinte scolaire. Ainsi, les demandes de viande halal/casher dans les cantines scolaires sont désormais interprétées comme une remise en cause de la laïcité par une majorité d’enseignants du secondaire public (à 65 %), alors qu’ils n’étaient qu’un sur trois à le percevoir de la sorte il y a dix-sept ans (35 % en janvier 2004).

L’adhésion aux grandes lois actuelles en matière de laïcité 

De même, la remise en cause de la mixité filles-garçons dans les cours est interprétée comme une entorse à la laïcité par une proportion plus forte (79 %) qu’en 2004 (68 %). Pour le reste, on relève un certain consensus dans le corps enseignant pour considérer comme une entorse à la laïcité la remise en cause du contenu d’un enseignement (85 %) ou le refus de suivre un cours de sciences naturelles (85 %).

La perception de différentes attitudes comme des remises en cause de la laïcité 

À ce propos, il est intéressant de noter que l’absentéisme les jours de fêtes religieuses, qui est toléré par l’Éducation nationale, est aussi perçu comme une atteinte à la laïcité par une majorité de professeurs (57 %), signe qu’ils méconnaissent la loi en la matière ou qu’ils trouvent que cette tolérance ne respecte pas leur vision de la laïcité.

Conclusion

Éloignés des images d’Épinal sur l’athéisme des « hussards noirs » de la République, les enseignants semblent aujourd’hui imprégnés d’une vision très « juridique » et « minimaliste » de la laïcité qui reflète une lecture assez littérale de la laïcité fixée par la loi de 1905. Tout comme le reste de leur génération, les jeunes professeurs se distinguent même souvent de leurs aînés par une adhésion assez nette aux principes d’une laïcité ouverte, libérale et inclusive dominant la plupart des sociétés anglo-saxonnes.

Méthodologie : Étude Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès réalisée par questionnaire auto-administré en ligne du 10 au 17 décembre 2020 auprès d’un échantillon de 801 personnes, représentatif des enseignants des premier et second degrés en France métropolitaine.

  • 1
    Olivier Pérou, « Loi école : Blanquer recadré par la majorité sur le port du voile », Le Point, 15 février 2019.
  • 2
    Iannis Roder, Les enseignants de France face aux contestations de la laïcité et au séparatisme, Fondation Jean-Jaurès, 6 janvier 2021.
  • 3
    Étienne Balibar, « Dissonances dans la laïcité », Mouvements, n° 33-34, 2004.

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