Trente ans après l’Affaire de Creil : étude auprès des Français musulmans

À l’occasion de la parution de l’enquête de la Fondation Jean-Jaurès et du journal Le Point réalisée par l’Ifop, Ismail Ferhat, membre de l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès, qui a dirigé l’ouvrage Les foulards de la discorde. Retours sur l’affaire de Creil, 1989 (Fondation Jean-Jaurès, Éditions de l’Aube, 2019), en analyse les résultats sur les perceptions liées à l’école, qu’il perçoit comme un lieu de cristallisation de l’opinion d’une partie des Français musulmans.

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Des jeunes plus religieux dans une société qui l’est moins ?

L’enquête de la Fondation Jean-Jaurès et du journal Le Point réalisée par l’Ifop propose un panorama global des opinions des musulman·e·s de France : de ce fait, l’école (entendue ici comme l’ensemble des institutions éducatives) n’en est qu’un des aspects parmi bien d’autres. Cependant, le titre même de l’enquête le rappelle : l’affaire dite des « foulards », c’est-à-dire le conflit autour de trois collégiennes voilées au collège Gabriel-Havez à Creil, a été une matrice. Tant pour la perception de la société civile et politique française de l’islam que pour les propres opinions des musulman·e·s de France, les conflits (ou ce qui était présenté comme tels) entre laïcité, service public éducatif et islam ont été déterminants depuis cette date.

De plus, l’enquête pointe un élément crucial (p. 7 de l’enquête) déjà repéré par d’autres travaux (peuvent être cités les universitaires Vincent Tiberj, Gilles Kepel, Nassira Guenif et Éric Macé notamment). C’est celui d’un plus grand rigorisme religieux et conservatisme moral chez certains jeunes de culture musulmane, en particulier masculins, en comparaison du reste de leur tranche d’âge. Cette évolution jure avec une tendance globale de la société française : la pratique et l’identification religieuses tendent à être proportionnellement inverses à l’âge. Parfaitement légitime par ailleurs – il n’est pas question ici d’effectuer des jugements de valeurs et de délivrer des brevets en progressisme –, cette sensibilité plus religieuse et conservatrice concerne une tranche d’âge (15-24 ans) qui est démographiquement la plus susceptible d’être encore scolarisée ou en formation.

L’école : une demande de plus forte visibilité religieuse ?

Il n’est dès lors pas un hasard que les locaux et activités scolaires soient un lieu privilégié du ressenti des musulman·e·s français·e·s. En effet, de l’affaire de Creil jusqu’aux sanctions et signalements d’élèves qui avaient perturbé la minute de silence pour Charlie Hebdo, une partie des musulman·e·s de France tend à percevoir une institution scolaire qui leur semblerait hostile. De ce fait, les données de l’enquête montrent une forte mobilisation autour du droit à exprimer plus largement sa religion dans les locaux scolaires.

Symbole des tensions entre une partie des musulman·e·s et école publique, la question du port de signes religieux est clairement un sujet spécifique pour l’islam de France : 68% des répondants souhaitent que le foulard soit autorisé dans les écoles publiques (p. 70). Aucun autre segment de la société, dans les enquêtes qui ont pu être menées sur ce sujet, n’exprime un souhait majoritaire en ce sens. Il est vrai que de l’affaire de Creil à la loi du 15 mars 2004, le foulard a cristallisé des débats parfois violents, qui ont pu mettre mal à l’aise les musulman·e·s de France.

Autre enjeu, la question d’une possibilité de menu hallal dans les cantines scolaires (p. 70) fait consensus chez les répondants de l’enquête (82%). Là aussi, la politisation des contenus de restauration à l’école à partir des années 2000 n’a probablement pas peu pesé dans ce résultat. Il reste d’ailleurs à déterminer si ce menu serait véritablement « hallal » ou simplement sans viande, comme certaines mobilisations de parents musulmans ou décisions de mairies le souhaitent.

Pour ces deux questions, la spécificité des jeunes musulman·e·s réapparaît : ils sont 85% à demander la possibilité de plats hallal en cantine scolaire (p. 71) et 74% à demander la possibilité d’aller à l’école publique en foulard (p. 73). C’est donc la tranche d’âge la plus susceptible de fréquenter le service public éducatif qui tend à être la plus demandeuse de droit à la visibilité religieuse à l’école.

Un constat qui est nuancé… et à re-contextualiser

Ces données ne signifient cependant pas que les musulman·e·s de France soient, selon un discours simpliste, « contre la laïcité » à l’école. Une plus grande partie des interrogé·e·s pense ainsi, à 41% contre 37%, qu’il faut s’adapter à celle-ci, quitte à aménager certaines pratiques religieuses (p. 34). Une grande majorité (65%) n’est pas d’accord avec l’idée d’une application de la Charia au détriment des lois de la République (p. 39).

Les faits dans le domaine scolaire confirment cette conclusion nuancée : le secteur éducatif privé musulman reste très faible au regard du poids démographique de l’islam de France. Ceci est encore plus frappant au regard du poids des écoles catholiques (toujours dominantes dans le secteur scolaire privé) ou juives (proportionnellement bien plus présentes dans la population juive). Ces résultats doivent être enfin contextualisés à l’aune de trois décennies où une partie de l’islam de France considère que cette religion est (trop ?) souvent visée par les polémiques sur l’application de la laïcité à l’école. Sortir de ces incompréhensions croissantes pourrait dès lors être un élément crucial des politiques et règles laïques en contexte scolaire.

L’enquête a été menée auprès d’un échantillon de 1 012 personnes représentatif de la population de religion ou d’origine musulmane âgée de 15 ans et plus.
La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (sexe, âge, profession de la personne interrogée, nationalité) après stratification par région et catégorie d’agglomération.
L’institut Ifop a déterminé ces quotas à partir d’études menées précédemment auprès de cette catégorie de la population.
Les interviews ont été réalisés par téléphone du 26 août au 9 septembre 2019

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